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Comme beaucoup, j'ai entendu toute ma jeunesse un refrain du style : " Ah, avant la guerre… " suivi, au choix, d'un dithyrambe sur :

  • la nourriture, particulièrement le Beaujolais
  • les voitures, surtout les Panhard et les Grégoire,
  • les sports collectifs, le " rubi " et le " foute "
  • les filles, " T'aurais vu ça, mon gars !.. ",
  • Et la photo...

Ah, la photo ! Les pellicules " tellement plus fines et modelées ", les papier, " ces noirs, ces textures, tu peux pas comprendre… " (ah bon ?), les boîtiers, " mon Leitz (Zeiss, Voigtländer, Exacta, Rollei, Graflex, etc., cochez la bonne case), " c'était pas d'la camelotte nippone ! ". Sans compter ces " fantastiques optiques, tellement meilleures que tous ces culs de bouteille à ressort d'aujourd'hui".

Évidemment, les boîtiers ont disparu (volés par l"occupant, détruits par les bombardements, perdus durant la débâcle de 40, ou tout ce que vous voudrez pourvu que ce soit invérifiable), et avec eux les mirifiques objectifs, et les inestimables négatifs.

Il reste bien à la cave ces empilements de boîtes à chaussures remplies de plaques et pellicules noirâtres, aux bords miroitants, parcourus de feuillages blanc sale, dont on vous affirme qu'elles ont été faits avec le vieux folding Kodak, " tu sais celui de l'oncle Agénor, qu'il avait acheté à Manufrance ". C'est bien connu, ils ne valent rien, sont flous, mal exposés, développés au pifomètre, et tirés par contact sur du papier citrate autovireur. Pour finir collés à la gomme dans des albums délabrés : bref, de la fiente photographique.

Mais c'est parmi ces rouleaux de Celluloïd moisis que j'ai retrouvé le portrait de ma grand mère donnant le sein à ma mère sous le regard attendrit de mon arrière-grand-mère, le tout à l'ombre d'une barque sur la plage de Collioure, vide en ce mois de juin 1918. Vous avez bien lu, vide, déserte, sans personne… Même pas un loufoque pour réclamer des droits d'auteur pour l'image de la barque qui protège la mère et l'enfant du soleil catalan.

Évidemment, le malheureux ménisque du Kodak a fait ce qu'il pouvait. Rien à voir avec les kilos de plaques floues du Zeiss du grand-père, qui n'a jamais saisi qu'à f/4,5 et en 9x12, le luxueux Tessar enchâssé dans son Compur ne supportait pas la moindre faute de mise au point. Finalement le petit Kodak faisait au moins des clichés à peu près nets, surtout fermé à f/22 en plein soleil…

Allons, mauvaise langue, tu l'as même connu ce Zeiss, avant qu'il ne sombre dans les flots bleus de la Méditerranée, ce fameux jour de pêche à Port-Vendre… Quant au Kodak, il trône dans ma bibliothèque, et fait encore des photos. Rarement il est vrai, mais c'est si joli les yeux de l'arrière petite fille de l'acheteur qui fixent l'image minuscule dans le viseur à angle droit, tandis qu'elle appuie d'un index hésitant sur le déclencheur. Et ( Hi, hi, hi !) c'est de la Fuji Velvia 120 rembobinée qui se trouve là-dedans ! Et ça fonctionne encore, 101 ans plus tard. Il faut juste faire attention de fermer la petite fenêtre rouge derrière, sous peine d'avoir le numéro en surimpression sur chaque photo.

Bon, vous l'aurez compris, quand j'ai eu l'âge de hausser les épaules devant les jérémiades des ancêtres, je n'ai eu de cesse de moi aussi, d'appuyer sur un déclencheur. Et je le trouvais drôlement net, moi, le Xenar du Retina 2c paternel. Il voyait nettement mieux que mes gros verres de taupe myope. En scrutant les Kodachrome (10 "asa", s'il vous plaît) collés contre mon nez, je voyais des choses que je n'avais pas vues dans la réalité. J'ai voulu savoir comment cet objet magique parvenait a capturer une réalité qui se dérobait à mon regard. Mais les livres de physique du lycée n'étaient guère explicatifs sur l'optique instrumentale, et tout ce que je pus trouver d'encyclopédies et de bouquins à la Bibliothèque Universitaire (BU pour les anciens) ne fut pas beaucoup plus explicite.

Les études et les années passèrent…

Un jour, l'on m'offrit deux livres : Les combinaisons optiques, de Jean Burcher, et Construction, réglage et essais des instruments d'optique de M. Lachenaud. Le deux gros bouquins d'occasion étaient intacts, mais coûtaient une fortune pour ma bourse d'étudiant. Le cadeau était royal. Et il y avait dedans des formules d'objectifs, et la manière de les calculer. J'ai passé un été ma règle à calcul d'une main (la Nestler Darmstadt en poirier reçue à mon entrée en 2nde, elle tient compagnie au Kodak sur l'étagère), à essayer de comprendre ces formules absconses. Et j'ai fini par (presque) comprendre.

L'arrivée opportune d'une calculatrice HP programmable me fournit l'occasion d'essayer de faire faire à la machine ce que je ne parvenais que laborieusement à faire moi-même. Et un jour d'été dans le jardin, je vis se tracer sur la bande bleuâtre de la petite imprimante thermique la courbe d'aberration sphérique de mon premier objectif, vous savez ? le Tessar du grand-père. Et puis il y eut la coma, l'astigmatisme et la distorsion. Il fallait à ma laborieuse petite esclave près d'une heure pour venir à bout de tous ces calculs. Il faut aujourd'hui à mon ordinateur moins de 0,1s pour faire la même chose.

O3O, le logiciel que j'utilise aujourd'hui pour meubler ce site, est né des premiers essais sur cette modeste calculatrice (pas tant que ça : sa sœur jumelle est allée sur la lune !) . Il prit forme sur un Canon X07, dans 16ko de mémoire vive, et en Basic interprété. Une petit table traçante dessinait en tremblotant les courbes sur un papier de 10cm de large, en quatre couleurs. Le luxe ! J'ai encore des classeurs entiers d'analyses faites à cette époque.

C'est sur cette machine que fut réalisée en 1985 ma première image ponctuelle virtuelle… Celle d'un Tessar 4,5, évidemment ! J'ai gardé le petit morceau de bande de papier en souvenir. Quelques étoiles rouges (c'était le dernier stylo qui me restait) en cercle autour d'un gros point détrempé. 25 rayons, un émerveillement : je voyais l'image fournie par un objectif qui n'existait pas ! Et il me vint soudain une idée terrible. J'allais pouvoir juger sur pièce ces fameux objectifs d'avant-guerre tellement meilleurs que mes Nikkor et autres Rokkor.

J'ai commencé à fouiller partout pour trouver les formules de ces fameuses " bééétes de concours ". Celles de Lachenaud se sont vite révélées truffées d'erreurs. J'ai alors acquis péniblement une réédition du Traité d'optique de H. Chrétien. Peu de renseignements techniques, mais une splendeur intellectuelle qui me laissa rêveur pendant des mois, et continue de m'émerveiller. Puis je fis l'acquisition d'une édition complète et intacte de l'Optique Industrielle, d'E. Turrière. Cette fois, j'avais des centaines de pages de formules pour nourrir mon tout nouveau et ruineux TO9, au Basic plus rapide que le Pascal des premiers PC qui commençaient à envahir le marché. Mais Turrière se fait tristement remarquer par une convention de notation idiote (encore que logique), et une cohorte d'erreurs (beaucoup moins logiques !), " jusques et y compris " dans les numéros de brevets !

Brevets ? Mais oui ! J'avais eu l'occasion de dévorer quelques vieux volumes dépareillés de la Revue D'optique achetés chez un bouquiniste Havrais. Et il y avait des formules dedans, provenant de brevets. Si je pouvais accéder aux tomes anciens de ladite revue, une bonne partie du travail serait faite. Je n'y suis pas parvenu. J'ai même écrit à l'Institut d'Optique de Paris, qui n'a pas daigné donner suite.

Et puis vint Internet. Mais AltaVista me révéla rapidement qu'il n'y avait quasiment rien sur les formules optiques.

Alors j'ai parcouru tout ce qui avait trait aux brevets. Le PC qui avait remplacé mon désormais sénile mais toujours vaillant TO9 débarqua une nuit chez les Canadiens (Soyez bénis, cousins de la Belle Province), qui ont mis des fac-simile des leurs en ligne. Gratuitement. J'ai ensuite trouvé ceux de nos amis Etats-Uniens, une vraie mine tout aussi gratuite, puis ceux des anglais et une partie des allemands. Mais les français, bernique ! A moins d'être Cresus, car j'appris par leurs sites que les copies étaient payantes, et même fort chères ! Heureusement, une partie de leur corpus est accessible à travers les moteurs étrangers. Un comble ! La quête des brevets s'apparente à une chasse au trésor, avec ses joies et ses déceptions. (Correctif : Ce texte fut écrit en 2005. Aujourd'hui, en 2010, il est enfin possible d'accéder aux brevets français par un site français. Mais ils n'y sont pas tous, tant s"en faut !)

Au bout du compte, je dois avoir réuni environ 4000 formules différentes, allant de 1840 à nos jours. J'ai même retrouvé l'original du Tessar 4,5 ;-)

Ce site envisage de mettre tout cela à disposition des fadas de mon espèce, ces anonymes sans peaux d'âne, sans même de formation technique, de cette piétaille intellectuelle que l'on nomme dans notre vielle Europe les « Autodidactes ».

Je les accompagnerai de pages d'analyse et de synthèse d'image, gracieusement concoctées par le vieil O3O, qui tourne toujours sous Ms-Dos, est instable et passablement bogué, et que vous pourrez télécharger si le cœur vous en dit. Il est gratuit, ou presque. C'est un " charityhouaire ", et le néologisme est aussi joli que le geste que vous ferez pour en mériter l'usage.

Voilà... Au fait, j'aimerais tant dialoguer avec d'autres fadas de mon espèce. Mon e-mail est sur la page de sommaire.

E. B.

P.S. : Il est de bon ton de tirer à boulets rouges sur la firme de Redmond. À juste titre, le plus souvent, mais ...
Je voudrais remercier ici son fondateur, l'un des hommes les plus riches du monde, de ne pas avoir oublié qu'on pouvait mourrir de faim jusque devant sa porte. Le remercier aussi d'avoir bradé un langage de programmation simple et un système d'exploitation rustique sans lesquels l'informatique moderne ne serait pas ce qu'elle est. Et aussi le Grand Bleu pour avoir offert la clé de sa guimbarde informatique au au plus grand nombre, qui sans elle aurait regardé le progrès passer, pomme machouillée par le snobisme, dans son inaccessible et luxueuse laque blanche.